Pierre Merlin
La réforme des services des enseignants
Projet de rapport introductif au débat
02-03-2002

Parmi les rapports commandés par le ministère de l’Education nationale et rendus publics à la dernière rentrée, le rapport Esperet a particulièrement retenu l’attention de la communauté universitaire et de la presse. Le thème qu’il aborde -les tâches des enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur- concerne en effet directement la première et la seconde a vu la capacité de changement du fonctionnement des universités que les propositions du rapport, si elles étaient mises en œuvre, contenaient.

Ce thème a été un des premiers que l’Association pour la Quaité de la Science Française ait abordé après sa création. Elle ne peut donc qu’être sensible à la tentative de mise à plat des situations réelles très diverses, et des propositions formulées par la commission qu’animait le président de l’Université de Poitiers. Ces propositions ont été présentées dans le Bulletin QSF (Bulletin de l’Association pour la Qualité de la Science Française, n° 4, décembre 2.001, pp. 1-23) et M. Billoët, qui a fait partie de la commission Esperet, nous précisera les réactions qu’elles ont suscitées et les chances de leur mise en application. Pour sa part, le présent rapport introductif en formulera quelques-unes, en se centrant sur la recevabilité, tant par la communauté universitaire que par un gouvernement quel qu’il soit, de ces propositions.

I - Les positions antérieures de QSF

L’association pour la Qualité de la Science Française est née en décembre 1982 de la volonté d’un groupe d’universitaires, scientifiques pour l’essentiel, de distinguer les choix scientifiques des choix politiques ou syndicaux et de refuser une politique d’égalitarisme démagogique qui ne pouvait que nuire aux étudiants d’origine modeste et affaiblir le potentiel scientifique de l’université française.

Rapidement, la question de l’égalité devant les services d’enseignement a été posée, avivée par le passage récent du service hebdomadaire des professeurs de 3 à 4 heures de cours par semaine et de 25 à 28 du nombre de semaines et par l’égalisation des charges d’enseignement entre le corps A et le corps B (décret du 16 septembre 1983) : était-il légitime, était-il efficace que les chercheurs de premier plan, notamment dans les sciences expérimentales, soient partiellement détournés de leurs laboratoires par la préparation des cours, la correction de copies, etc., tandis que certains enseignants, ayant peu ou pas d’activités de recherche, avaient des tâches d’enseignement de même volume?

Un éditorial de Laurent Schwartz, dans un des premiers bulletins, exprimait les positions de l’Association : " Nous vivons des situations conflictuelles. C’est inévitable. La principale oppose le collège B au collège A. (…). En fait, la réalité conduit à opposer les " productifs " et ceux qui ne le sont pas (…). Les meilleurs chercheurs évitent de trop faire état de leur réussite et les moins favorisés se comparent à des prolétaires. (…). La loi d’orientation affirme la nécessité des évaluations. Prenons-la au mot.(…) " (Bulletin QSF, n° 1, 1984, pp.3-4). Cette réflexion, poursuivie par QSF, devait aboutir, lorsque M. Chevènement fut ministre, à la création de l’habilitation à diriger les recherches (arrêté du 5 juillet 1984) et à l’institution du Comité National d’Evaluation (en application de l’article 65 de la loi Savary).

Concernant les services d’enseignement, la revendication de QSF était celle d’une modulation de ces services en fonction de la contribution de chacun à la recherche. Cette revendication, qui pouvait paraître corporatiste à plus d’un titre et qui pour cette raison n’était pas soutenue unanimement au sein de l ‘Association, n’était d’ailleurs pas au centre de son action de l’Association, même si elle était régulièrement exprimée dans les débats internes. Un communiqué de presse du 1er octobre 1983, publié en réaction au décret du 16 septembre, proposait clairement une modulation des services des enseignants (à la baisse pour " ceux dont les activités de recherche le justifient " et à la hausse pour " ceux qui ne sont pas attirés par les activités de recherche, quel que soit leur grade " (ibidem, pp. 9-10).

De cette demande devait résulter le deuxième alinéa de l’article 6 du décret du 6 juin 1984, pris en application de la loi Savary, qui précisait : " Ces obligations d’enseignement peuvent être, avec l’accord des intéressés, diminuées ou augmentées (…) en fonction du degré de participation de chaque enseignant-chercheur aux missions autres que d’enseignement (…) ou des responsabilités particulières qu’il assume. Cette modulation permet de fixer pour une année déterminée le service d’un enseignant chercheur à une durée comprise entre 0,5 et 1,5 fois le service de référence "(Le premier alinéa du même article rappelait que celui-ci était fixé à 128 heures de cours ou 192 heures de travaux dirigés ou 288 heures de travaux pratiques ou toute combinaison équivalente). Si cet alinéa paraissait répondre à la demande de QSF, certains ont aussitôt fait observer que l’augmentation générale des services par le décret du 16-09-1983 en réduisait la portée et que les modalités de la modulation " sur proposition du conseil d’administration en formation restreinte " ne laissaient guère d’espoir d’une prise en compte prioritaire des activités de recherche : le texte, sans les exclure, ne les citait même pas explicitement (René Heller, "Le statut des enseignants chercheurs de l’enseignement supérieur", intervention à l’Assemblée générale du 23-06-1984, in Bulletin de l’Association pour la Qualité de la Science Française, n° 2, 1984, pp. 5-10).

De fait, ces dispositions furent très peu appliquées et rapidement jugées inapplicables en raison de leur complexité (mais aussi du refus d’alourdir les services des enseignants n’ayant pas d’activité notable de recherche). Elles furent supprimées en 1988, le nouveau texte précisant par ailleurs que les professeurs avaient vocation prioritaire à assurer les cours.

Le congé pour recherches ou conversions thématiques (article 19 du décret du 6 juin 1984) apparaissait comme " une compensation non négligeable ", mais on observait " qu’il ne demeure pour l’instant qu’une possibilité et ses modalités d’octroi restent à préciser " (ibidem).

Il importe aussi de souligner la mesure importante que fut, en 1989, l’institution, à l’initiative de M. Jospin, du système de primes dans l’enseignement supérieur, et notamment de la prime d’encadrement doctoral et de recherche. Celle-ci fut saluée comme telle par QSF –qui rappela cependant son souhait de réduction des services des chercheurs les plus productifs -, d’autant plus qu’elle était attribuée sous forme d’un véritable contrat avec le bénéficiaire et sur proposition d’instances composées suer des bases d’expertise scientifique et sur la base d’une véritable évaluation des activités de chacun (publications et direction de thèses) (Position du Bureau de l'association sur les contrats d’encadrement doctoral et de recherche, in Bulletin de l’Association pour la Qualité de la Science Française, n° 2, 1989, pp. 5-6).

II – Rappel des propositions de la commission Espéret

L’introduction et le résumé des propositions de la commission Espéret ont été publiées dans un récent bulletin de l’association. On se limitera donc ici à un bref rappel.

Le rapport Espéret effectue d’abord un bilan précis de la situation actuelle à partir des textes en vigueur fixant les missions et les obligations de service des universitaires, mais souligne que ces textes ne sont pas adaptés à l’apparition de tâches nouvelles (il établit un tableau de celles-ci : nouvelles approches pédagogiques, expertises, diffusion de l’information scientifique et technique, administration, etc.). Aprfès un rapide examen de la situation dans les pays étrangers, il évoque le rapport entre les universitaires et les IATOS et les perspectives de départs massifs à la retraite.

Abordant les propositions, le rapport évoque deux scénarios possibles. En fait, il abandonne très vite, le scénario B, sans le détailler, qui aurait consisté à laisser, comme c’est le cas dans de nombreux pays étrangers (Etats-Unis et Grande Bretagne notamment) le soin de recruter et de fixer les obligations des universitaires dans le cadre de l’ enveloppe budgétaire globale qui leur est allouée. De fait, cette proposition, la plus conforme à l’autonomie des universités, n’est guère conforme à la tradition française et au statut de fonctionnaire d’Etat des universitaires. Elle n’a par ailleurs aucune chance d’être acceptée par les syndicats et sans doute par la majorité des universitaires.

Le scénario A, qui est en fait le seul proposé, se situe au contraire dans la logique actuellement en vigueur en France. Il suppose des aménagements des mécanismes existants et le toilettage correspondant des textes. Il comporte deux variantes :

La principale différence entre ces deux variantes est que, dans la seconde et non dans la première, les activités de recherche peuvent correspondre à plus ou à moins que la moitié du temps total d’activité de l’intéressé. Dans les deux variantes, un contrat individuel plurianuel serait passé entre l’établissement et l’enseignant-chercheur. Ce contrat prend en compte les tâches effectuées. Dans la première variante, il ne s’agit que des tâches de formation au sens large (y compris tutorat, encadrement de stages, mise en ligne de cours en formation ouverte ou à distance, etc.) et d’animation-gestion (responsabilités administratives et pédagogiques notamment) selon un tableau d’équivalence (transformation forfaitaire de ces tâches en équivalent-heures de TD) propre à chaque établissement (mais des fourchettes nationales pourraient l’encadrer). Dans la seconde variante, l’activité de recherche peut être également modulée dans le contrat. En cas de dépassement du service dû (192 heures TD ou 1.600 heures par an selon la variante), des heures complémentaires ou des primes viennent dédommager l’intéressé. Ceci suppose une fongibilité totale des primes et crédits d’heures complémentaires dans la dotation globale de l’établissement. La prime d’encadrement doctoral et de recherche subsisterait seule (à l’exclusion des primes administratives et pédagogiques) dans la première variante. Elle serait prise dans la fongibilité générale dans la seconde.

D’autres propositions, annexes mais non négligeables, sont présentées :

III – Comment QSF peut-elle réagir à ces propositions?

Si l’on situe ces propositions par rapport aux revendications antérieures mises en avant par QSF, on peut effectuer deux constats immédiats :

Là encore, un tel dispositif n’est envisageable que :

Ces conditions sont loin de prévaloir aujourd’hui. L’adoption de la seconde variante du scénario A de la commission Espéret, qui aurait sans doute la faveur de QSF, paraît donc peu réaliste sans réformes profondes que rien n’annonce.

Il ne resterait que la première variante du scénario A, que la commission Espéret qualifie elle-même comme un " aménagement de la réglementation actuelle dans le cadre des 192 heures annuelles ". Sa portée serait infiniment plus modeste. On peut penser que ce serait déjà un progrès non négligeable de prendre en compte des tâches nouvelles liées à la pédagogie ou à l’animation, à la gestion et à l’administration de la vie universitaire. Il est certain que ces activités ne sont actuellement prises en compte que de façon incomplète, partielle et sur des bases forfaitaires, donc arbitraires. Les primes de charges administratives par exemple rendent mal compte de la lourdeur, en fait très variable, des charges correspondantes. Il en va de même pour la prime de responsabilité pédagogique. Mais comment tenir compte du poids réel de ces tâches, au reste dépendant de la façon dont chacun les exécute? Certes, la réforme permettrait de prendre en compte des tâches pédagogiques beaucoup plus diverses telles que le tutorat, le suivi des stages, l’enseignement à distance, les relations internationales, l’expertise, la participation à des instances au sein de l’université ou au plan national (CNU, instances d’évaluation et d’expertise, CNESER, etc.). Mais il ne sera pas aisé d’établir dans chaque établissement le tableau d’équivalences, transformant ces tâches en équivalent temps d’enseignement. Ce tableau ne pourra en aucun cas traduire la diversité des situations réelles et ne permettra de les prendre en compte que de façon forfaitaire, au risque d’avantager les plus habiles, qui se feront attribuer des tâches légères mais comptabilisées, au détriment des plus scrupuleux, qui effectueront des tâches plus discrètes ou non officialisées mais tout au moins aussi lourdes.

Il reste enfin qu’une telle réforme aurait un coût, ce que souligne le rapport Espéret. Mais celui-ci le sous-estime très certainement. Il est significatif que le seul exemple concret que présente le rapport (annexe 5), dans la seconde variante du scénario A il est vrai, conduise l’enseignant concerné à un service de 80 heures TD annuelles. La commission Espéret estime que la dotation globale des établissements devrait être majorée d’un pourcentage correspondant à " l’équivalent budgétaire de la dotation théorique en postes, modulé par l’écart entre cette dotation théorique et la dotation réelle ". mais ce pourcentage risquerait d’être très élevé et insupportable pour le budget de l’Etat (si tous les cas étaient semblables à l’unique exemple avancé, il serait de 150 %). Comment la mise en œuvre d’une telle réforme ne conduirait-elle pas à un alourdissement de la base forfaitaire des 192 heures équivalent TD que le rapport n’imagine pas un instant. Cette nouvelle base serait certes réduite pour les tâches prises en compte par le tableau d’équivalence des tâches. Mais, au bout du compte, il y aurait des " gagnants " et des " perdants ". Il n’est pas certain que les " gagnants " seraient ceux dont l’apport est le plus utile à l’établissement et à la communauté universitaire.

On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de prendre en compte ces " tâches nouvelles " dans le service des universitaires. On peut, sans risque de se tromper, prévoir que le ministère des Finances fera valoir l’article 1 du décret du 6 juin 1984. Celui-ci prévoit que " les enseignants chercheurs accomplissent les missions de service public de l’enseignement supérieur définies par la loi du 26 janvier 1984 ", en particulier (article 3 du même décret) " l’élaboration et la transmission des connaissances au titre de la formation initiale et continue, (…) la direction, le conseil et l’orientation des étudiants (…), la coopération avec les entreprises publiques et privées(…) et la valorisation des résultats de la recherche, (…),la diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique, (…) la coopération internationale, (…) la participation aux jurys d’examens et de concours (et) aux instances prévues par la loi (…) ou par les statuts des établissements ". Les " tâches nouvelles "  avancées par la commission Espéret sont-elles réellement nouvelles à la lecture de ce texte?

Il reste que les inégalités de charge réelle entre les universitaires sont en réalité immenses, sans parler des écarts entre la qualité des prestations fournies par les uns et par les autres :

Il est certain que les primes administratives et pédagogiques actuelles ne prennent que très partiellement et très imparfaitement en compte ces tâches non comptabilisées dans les services d’enseignement. Mais qui imagine qu’une grille d’équivalence pourrait résoudre ce problème autrement que de façon forfaitaire et donc arbitraire?

Pourtant, fera-t-on observer, les réactions de M. Lang ont été positives à l’égard du rapport Espéret (Voir Bulletin QSF, n° 4, 2001, pp. 12-13). Le ministre estime que " si nous ne changeons pas les choses, les universitaires se découragerons et l’université française prendra un retard considérable ". Il a demandé que la seconde la variante du scénario A, celle des 1.600 heures annuelles, la seule intéressante du point de vue de QSF, soit étudiée. Il a proposé au ministère du Budget une concertation sur cette hypothèse dans le cadre d’une commission mixte. Il retient également l’idée d’un document d’engagement réciproque entre l’université et chaque enseignant.

Il a en outre pris plusieurs décisions :

Ces dispositions peuvent paraître très encourageantes. On ne peut qu’approuver le principe du contrat individuel pluriannuel. Mais on ne saurait préjuger l’accueil du ministère du Budget aux charges qu’entraînera la prise en compte des tâches nouvelles. Quant aux mesures d’ores et déjà annoncées, QSF ne peut approuver la création d’une nouvelle voie de promotion, et notamment de l’accès au grade de professeur. Si l’on souhaite créer un corps de gestionnaires des universités, qu’on le dise mais, dans ce cas, rien n’indique qu’il doive être composé uniquement d’universitaires et ils n’ont aucun besoin noi aucun droit au titre de professeur.