Antoine Compagnon
Un mauvais coup pour l'Université
Le Monde, 24 juin 2004

Le gouvernement et le ministre de l’Éducation nationale ne s’y seraient pas pris autrement s’ils avaient eu en tête de faire échouer leur projet de loi sur l’autonomie des universités. Ils ont accumulé les impairs, et – la réforme ajournée étant à plusieurs égards indispensable – les universités françaises en sortent une fois de plus diminuées face à leurs homologues hors de France.

On a commencé par rendre public, le 9 mai seulement, un projet de loi qu’on comptait faire adopter avant l’été, sous prétexte d’un créneau du calendrier parlementaire. On s’assurait ainsi de se mettre à dos quasiment tous les interlocuteurs dans la communauté universitaire, à qui on imposait à la hâte une concertation minimale. On précipitait à la fin de mai deux réunions du Cneser (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche) consacrées à l’examen du projet, avant de repousser la seconde au 2 juin, puis de l’annuler. On intitulait le texte " Projet de loi sur l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur ", provoquant inutilement, rien que par ce titre, les syndicats d’enseignants et d’étudiants les plus activistes (SNESup et UNEF), qui font du terme " autonomie " un synonyme de " privatisation " et de " démantèlement du service public " ; puis, l’effet produit, on revenait à l’euphémisme coutumier : " Projet de loi de modernisation universitaire ". On offensait gratuitement la CPU (Conférence des présidents d’université), en principe favorable au projet puisqu’elle en avait été à l’origine, en laissant dans le texte un article instaurant une procédure de destitution des présidents, tout en retirant au dernier moment, sous la pression syndicale, l’article auquel celui-là était censé servir de contrepoids, proposant qu’un président soit immédiatement rééligible pour un second mandat. Enfin, on indisposait les rares soutiens qu’on aurait pu espérer, chez les partisans anciens de plus d’autonomie et de responsabilité pour les universités (dont l’association " Qualité de la science française "), en ne prévoyant rien que de très vague sur leur évaluation, faute de laquelle leur autonomie reviendrait à leur irresponsabilité.

Tout semble avoir été improvisé dans la gestion politique d’un projet pourtant présenté comme le plus important pour les universités depuis la loi Savary de 1984. Que la communication ait été pauvre ou l’intention elle-même confuse, les trois articles clés prêtaient à tous les malentendus.

Ainsi les petites universités se sentirent-elles directement menacées de fusion par l’article rendant possible la coopération universitaire, alors que le défi à relever d’urgence ne concerne pas au premier chef les petits établissements, parfois d’intérêt local, mais dont l’avenir consiste plutôt pour chacun d’eux à trouver sa spécificité régionale ou nationale de formation, conforme à sa taille. La coopération universitaire est en revanche une condition sine qua non de survie pour les grands établissements à vocation internationale, dans une Europe et un monde où la libre circulation est devenue la règle de la formation et de la recherche. Les plus grandes universités françaises y sont sévèrement handicapées par leur dimension moyenne, par l’opacité de la carte universitaire hexagonale (pour ne rien dire ici du système parallèle des grandes écoles, lesquelles, elles, se mettent justement à coopérer pour atteindre une masse critique), et surtout par leur fractionnement et leur incomplétude en face d’authentiques universités entières, où toutes les facultés et disciplines sont présentes, où l’interdisciplinarité n’est pas un slogan démodé mais une pratique institutionnelle quotidienne.

Ainsi le Conseil d’orientation stratégique, composé de personnalités extérieures représentant les collectivités territoriales, le monde économique et social, et les intérêts scientifiques, fit-il bondir les syndicats, jaloux des droits acquis du personnel, alors qu’échappait à ce conseil l’orientation stratégique par excellence pour une université, à savoir le choix de son président, dont l’élection restait du ressort des trois autres conseils réunis (assemblée dans laquelle, il faut le rappeler, les enseignants-chercheurs ne sont pas majoritaires). Ce Conseil d’orientation stratégique – chaque réforme des universités se devant d’inventer un nouveau conseil et d’alourdir la machine bureaucratique –, consultatif et inoffensif, ne sera jamais qu’un pâle reflet des puissants conseils d’administration des universités hors de France, où siègent notamment des anciens élèves, comme tels intéressés à l’avenir et à la renommée de leur Alma Mater.

Ainsi la globalisation du budget, prévoyant sa fongibilité restreinte (par exemple le transfert de crédits de personnel relevant de la dotation de l’État vers d’autres usages, mais non la possibilité de créer des fonctionnaires sur d’autres lignes budgétaires), fut-elle perçue comme un pas vers la privatisation et la mise en concurrence des universités, voire comme la libération des droits d’inscription, alors que, sans être assortie de mécanismes d’évaluation – c’est-à-dire d’incitation, de rétribution et de sanction –, un budget global, par un effet pervers, a de bonnes chances de renforcer le localisme au détriment de la concurrence.

Car c’est là que le projet de loi était surtout insuffisant, donc hasardeux : dans son flou sur l’évaluation. Puisqu’il n’est pas question que les diplômes en France cessent d’être nationaux, donc qu’une véritable concurrence assure la régulation de l’autonomie, celle-ci n’assurera pas seule la recherche de l’excellence et pourra s’accommoder longtemps de toutes les complaisances, si elle n’est pas balancée par une évaluation qui sanctionne sans tarder les choix – bons et mauvais – des établissements. Le texte se contentait de réclamer un rapport du Comité national d’évaluation (CNE) avant le renouvellement du contrat pluriannuel liant un établissement à l’État. Or le CNE, sous sa forme actuelle, est incapable de fournir autant de recommandations, et depuis qu’il existe, en 1984, ses conclusions, non impératives, restent en général lettre morte. " À cet effet sont élaborés et utilisés [...] des indicateurs et instruments d’évaluation ", disait le texte, confiant l’avenir des universités à d’éventuels décrets d’application. Tant que n’auront pas été mises en place des instances d’évaluation fortes, à la fois internes et externes, permanentes et elles-mêmes en concurrence, portant sur la formation et la recherche, sur l’organisation et la stratégie, l’autonomie accrue des universités tendra à les rendre irresponsables.

Il importe avant tout que cette évaluation soit indépendante, plurielle et transparente. Cela ne saurait être le cas tant que le ministre nommera lui-même un tiers des membres du Conseil national des universités (CNU) – seule instance apte à évaluer la recherche individuelle –, avec pour résultat, dans de nombreuses sections du CNU, des nominations qui reflètent plus la majorité politique du moment que l’expertise scientifique. Ni tant que le ministre s’entourera d’une équipe de " consultants " et " experts " confidentiels, remerciés après chaque scrutin national, qui donnent leur avis sur la plupart des questions intéressant l’enseignement et la recherche – des habilitations des diplômes aux primes des professeurs –, et qui constituent le noyau effectif de l’évaluation. Tant que celle-ci restera occulte et politisée, l’article proposant que la Conférence des présidents d’université ne soit plus présidée par le ministre pouvait sembler une distraction.

Un article accordait une nouvelle mission aux universités : la construction de l’espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche. Or la première vague des habilitations de diplômes européens harmonisés, dits " LMD " (Licence, Master, Doctorat), devait être examinée en mai par le Cneser. Ironie de l’histoire : cette session d’habilitations a été plusieurs fois ajournée et, après le retrait d’une réforme destinée à mettre l’université française en phase avec l’Europe, elle a été bousculée.

La construction de l’espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche mérite mieux. Pour les universités françaises, elle peut être la chance d’une refondation indispensable, incitant à la coopération des établissements complémentaires, notamment sur un site géographique, afin qu’ils soient en mesure de traiter d’égal à égal avec leurs partenaires hors de France, encourageant à l’émulation, à l’excellence et à la responsabilité, développant des procédures d’évaluation indépendantes, concurrentielles et claires. Par son empressement désordonné, dans l’avance puis dans le repli, le gouvernement, pour qui les universités ne comptent pas beaucoup parce qu’il les connaît mal, a manqué l’occasion d’une adaptation vitale du haut enseignement français. S’il l’a rendue improbable pour longtemps, il a porté un mauvais coup aux universités de France. Celles-ci sont aujourd’hui encore un peu plus pénalisées que si l’on ne s’était pas lancé dans une réforme désormais reportée à la rentrée, ou sine die.

Antoine Compagnon est professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne,

membre élu du Cneser sur la liste " Qualité de la science française ".