En contrepoint à la publication du rapport d'Elie Cohen et Philippe Aghion pour le Conseil d'analyse économique
Sauver les universités : une priorité nationale
par Antoine Compagnon
Le Figaro, 06 février 2004

L'université va mal ; l'enseignement supérieur et la recherche se détériorent en France. Tous les acteurs étudiants, enseignants et chercheurs, personnel, responsables locaux et centraux le savaient. Mais l'opinion publique et la classe politique y semblaient indifférentes.

Or, depuis des mois, on ne cesse plus de parler des universités. Les mauvaises nouvelles font la une de la presse : rapport Éducation et croissance de Philippe Aghion et Élie Cohen pour le Conseil d'analyse économique (CAE), observant que notre système d'enseignement supérieur freine l'innovation et la croissance du pays ; classement des 500 premières universités mondiales par l'université de Shanghaï, reléguant très bas les établissements français ; protestation des chercheurs contre les restrictions budgétaires subies depuis 2002.

Ainsi nul ne peut plus ignorer nos problèmes, dont l'évidence frappe la nation : faiblesse relative du financement public de l'enseignement supérieur et de la recherche ; écart croissant entre la recherche française et la "frontière technologique" américaine ; dégradation de la croissance de la productivité nationale ; perte d'attractivité de nos universités sur le marché mondial des formations ; fuite des meilleurs enseignants-chercheurs et étudiants à l'étranger.


Nous vivons une situation critique ; nous nous situons à un point de non-retour. Depuis deux ans, le gouvernement a fait peu pour l'enseignement supérieur et la recherche. Sous le gouvernement précédent, après la démission de Claude Allègre, son successeur avait réussi à endormir les universités. Cinq années ont été perdues, que nos partenaires et concurrents ont mis à profit pour s'adapter aux défis d'une économie de la formation supérieure de plus en plus ouverte et concurrentielle.

Est-il encore temps de sauver nos universités ? Le pire n'est pas toujours sûr. Après les élections du printemps 2004, l'enseignement supérieur peut devenir une priorité des trois dernières années de la législature. Grâce à l'actualité des derniers mois, l'opinion publique y serait prête. Les portefeuilles de l'enseignement supérieur et de la recherche devraient être réunis, comme parfois dans le passé, et confiés à un homme politique expérimenté, non à une personnalité issue de la société civile, brillante mais manquant d'autorité.

On a évoqué un grand ministère de l'Intelligence ! Ce serait la pire des choses, car les problèmes propres à l'enseignement supérieur et à la recherche seraient une fois de plus dilués.


L'objection est connue. Les universités ne deviendront jamais une priorité nationale, parce que nos hommes politiques, sélectionnés ailleurs comme toutes les élites, ne les connaissent pas et s'en méfient. Si l'éducation nationale et la recherche ont été attribuées à un intellectuel et à une astronaute, c'est que les politiques y voient peu à gagner. La mésaventure d'Alain Devaquet reste vivante dans les mémoires.

Mais le système politique français étant pour le moment tout présidentiel, il suffirait, pour que la mission devienne tentante, que le président de la République décide de faire du redressement de l'enseignement supérieur et de la recherche une urgence, après la sécurité routière ou la lutte contre le cancer.

Il n'y aura pas d'autre occasion. Nous devons profiter de la mise en place du système licence-master-doctorat (LMD) au titre de l'harmonisation européenne des diplômes, du levier qu'est l'ouverture mondiale de l'économie de la formation, pour mobiliser tous les acteurs et entreprendre la rénovation de l'enseignement supérieur français.

Si le président de la République rendait l'enseignement supérieur et la recherche prioritaires pour les trois prochaines années, quels pourraient être les principaux chantiers ?


1. Révision de la carte universitaire. On peut ergoter sur la méthode du classement de l'université de Shanghaï. Un classement par disciplines serait préférable ; la mainmise des publications en anglais sur les index de citations est contestable. Mais les critères sont habituels, et le classement n'offre pas de surprise pour les initiés.

Les universités françaises sont mal classées parce qu'elles sont peu visibles, trop petites, trop partielles. Nos établissements sont à dominante soit scientifique, soit littéraire, soit juridique, soit médicale, avec parfois un appendice dans un second domaine. Nous n'avons pas de vraies grandes universités, dignes de ce nom, où toutes les disciplines soient présentes.

Et les institutions que nous considérons comme les fleurons de notre système sont encore plus petites et singulières : l'École normale supérieure est classée entre 100 et 150, Polytechnique entre 250 et 300, les Mines entre 400 et 450. Toutes seules, elles comptent peu. Le Collège de France se retrouve entre 150 et 200, alors que des institutions un tant soit peu comparables, comme All Souls College ou l'Institute for Advanced Study, donnent un avantage à Oxford et Princeton.

Tant que nos universités n'auront pas été remembrées alliance, union ou même fusion, nous serons relégués en seconde division.


2. Autonomie des universités. La loi maladroitement avancée et précipitamment retirée au printemps 2003, puis imprudemment relancée et ajournée sine die à l'automne, doit être remise à l'ordre du jour. L'autonomie scientifique, administrative et budgétaire accrue des universités est une condition indispensable pour qu'elles conquièrent chacune une identité et que s'y développe une culture de la responsabilité, autrement dit pour que le souci de l'excellence anime toutes leurs décisions : recrutement, programmes de formation et de recherche, stratégie de développement.

Autonomes au sens de responsables, les universités seront rétribuées pour leurs bonnes décisions et paieront pour les mauvaises. On objectera : universités à deux vitesses. Non, universités à n vitesses : autant que d'universités.

Certes, l'autonomie a ses risques. Elle peut encourager les établissements à leur pire travers : le localisme. Aussi la transition vers la responsabilité doit être accompagnée par des organes indépendants d'évaluation qui accréditent les diplômes, financent les projets de recherche, récompensent l'excellence individuelle et collective.

L'autonomie, c'est la différenciation assumée entre des établissements dont tout le monde sait que, sous la feuille de vigne du diplôme national, ils sont loin d'être uniformes. La responsabilité, c'est la recherche de la qualité, par chacun et à son niveau.


3. Nécessité d'un effort de financement, public et privé et de réformes de structure. Au début du XXIe siècle, la croissance de la France est pénalisée parce qu'on n'y dépense pas assez pour l'enseignement supérieur et la recherche, et le temps nous est compté pour combler un retard cumulatif.

Mais l'argent ne résoudra pas tout. Les passerelles doivent être multipliées entre les grandes écoles et les universités, entre l'enseignement supérieur et la recherche, sans exagérer leur coupure, car une bonne part des travaux de pointe se fait dans des Unités mixtes de recherche (UMR) entre CNRS et universités.

Pour éviter de mettre le feu aux poudres, Ph. Aghion et É. Cohen proposent des modifications "graduelles", sans trop toucher à ce qui est. C'est cette solution qui a en général été adoptée pour faire bouger les universités, avec des résultats mitigés, depuis la création des premières grandes écoles au XVIIe siècle, de l'École pratique des hautes études en 1870, du CNRS à partir de 1936, etc.

On préfère empiler plutôt que refonder, accumuler les institutions nouvelles plutôt que réformer les anciennes. Et les institutions nouvelles sont le plus souvent reconquises par l'inertie ; l'innovation se propage mal.


Les chercheurs et les universitaires ont raison de demander un financement accru, mais des réformes de fond sont inévitables : statut des enseignants-chercheurs permettant une mobilité et une modulation entre l'enseignement et la recherche, gouvernance assouplie et collégiale des universités, transparence de l'administration centrale fondant ses décisions sur des évaluations indépendantes.

4. Fin de la quasi-gratuité de l'enseignement supérieur. Contrairement à ce qui a lieu dans le primaire et le secondaire, le financement public de l'enseignement supérieur, dont les familles relativement favorisées bénéficient plus que les autres, n'a pas d'effet positif sur la redistribution des revenus. Socialement contre-productive, la gratuité n'est ni efficace ni équitable. Sous un égalitarisme de façade, elle masque une injustice.

Une hausse substantielle des droits d'inscription, donnant aux universités les moyens de leur politique, accompagnée de bourses graduées de 0 à 100%, ainsi que de prêts garantis par l'État et remboursables après la fin des études, serait plus juste et réduirait mieux les inégalités futures des revenus.


Les plus conservateurs des étudiants et des enseignants s'inquiéteront du démantèlement du service public, de l'ingérence des collectivités territoriales, de la privatisation et de la sélection. Tous ces effets doivent en effet être appréciés, mais pesons le pour et le contre, par exemple les avantages de l'orientation directive et les inconvénients de la sélection par l'échec en Deug et reconnaissons que rien n'est pire que la situation que nous vivons.

Par-delà telle ou telle mesure, c'est toutefois la volonté politique d'université qu'il est urgent d'affirmer en France, afin d'encourager l'émulation et d'inciter tous les acteurs à oeuvrer pour l'excellence de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Tony Blair vient de nous donner l'exemple en engageant sa responsabilité politique sur un projet raisonnable de réforme du financement des universités britanniques. Le temps est venu pour le président de la République et le premier ministre de faire de même.

* Professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne et à l'université Columbia (New York), membre élu du CNESER (Qualité de la science française).